L’Office français de la biodiversité (OFB), l'École pratique des hautes études (EPHE), les parcs nationaux des Pyrénées et du Mercantour, et leurs partenaires* publient une étude sur le régime alimentaire des oiseaux communs en montagne. Elle caractérise, avec une méthode innovante, des régimes alimentaires différents chez les oiseaux insectivores en fonction de l’intensité du pâturage sur les sites qu’ils occupent.
Depuis plusieurs milliers d’années, les activités pastorales ont transformé les paysages de montagne, ouvrant de larges territoires aux prairies et pelouses pâturées. Ce temps long a permis à une biodiversité unique de s’installer et de s’acclimater sur les « alpages » (dans les Alpes) ou « estives » (dans les Pyrénées).
Aujourd’hui, en France, l’élevage de plusieurs millions d’animaux est encore conduit dans ces espaces de manière extensive et saisonnière. L’activité pastorale limite le développement de végétaux ligneux, agit sur la biomasse et la hauteur de la végétation herbacée au cours de la saison, modifie la structure et la composition du sol. L’ensemble de ces actions influence ainsi tout l’écosystème et modifie localement la composition des cortèges de plantes et d’insectes. Paradoxalement, malgré une baisse progressive du cheptel domestique depuis les années 1970, l'élevage en montagne pourrait s'intensifier sous l'effet du réchauffement climatique, par exemple en compensation du déficit de production des prairies de plaine qui sont plus exposées aux sécheresses. Les études sur le fonctionnement de ces écosystèmes permettent d’identifier de potentiels effets de l’évolution de ces pratiques sur la biodiversité.
Les espèces d’oiseaux qui vivent dans les alpages sont pour la plupart insectivores et leurs populations sont en contact avec les troupeaux domestiques. Si ces oiseaux profitent des pelouses et prairies gagnées sur la forêt grâce au pâturage, l’influence que peut avoir la présence d’un troupeau sur leur territoire ne fait pas consensus. Un des mécanismes par lesquels les troupeaux domestiques pourraient influencer les oiseaux sauvages serait la privation, ou au contraire la mise à disposition, de ressources en insectes. Cependant cette hypothèse n’a jamais pu être testée jusqu’ici, notamment du fait de fortes contraintes techniques : ce genre d’études reposait sur l’analyse des fèces (crottes), mais les restes d’insectes sont très dégradés par la digestion des oiseaux.
Le développement de nouvelles technologies et de nouvelles approches méthodologiques basées sur l’ADN ou, comme dans notre étude, sur l’analyse des isotopes stables du carbone et de l’azote (des atomes de structures élémentaires inhabituelles, trouvés en très petite quantité dans la nature), permettent aujourd’hui de mener des études quantitatives des régimes alimentaires des oiseaux insectivores, et ce sans les déranger (ces espèces sont en grande majorité protégées).
L’étude mise en place dans les Pyrénées et le Mercantour révèle ainsi que deux espèces d’oiseaux insectivores de montagne – les plus communes au-dessus de 1800 mètres : le Pipit spioncelle et le Traquet motteux - changent de régime alimentaire dès que l’habitat est pâturé, même à très faible intensité. Au niveau des sites pâturés plus intensivement, ce changement de régime alimentaire devient plus marqué également. Ces oiseaux communs passent ainsi d’une alimentation très majoritairement composée d’insectes herbivores, comme les criquets ou les chenilles de papillons, à une alimentation majoritairement composée d’arthropodes présentant d’autres régimes alimentaires : des prédateurs (araignées), des coprophages (coléoptères), ou encore des détritivores (diptères aux larves aquatiques, comme les « cousins » par exemple) … Il semble donc que les oiseaux les plus communs des estives et des alpages sachent tirer parti de la présence des troupeaux pour se procurer de la nourriture ! Une adaptation logique pour ces espèces spécialistes des milieux herbacés, souvent « ouverts » sous l’effet de la dent des herbivores. Les prochaines étapes seront d’étudier les réponses au gradient de pâturage d’autres espèces d’oiseaux, moins communes, et d’identifier grâce aux technologies basées sur l’ADN quelles sont les espèces d’insectes consommées et leur intérêt énergétique.
En mettant en évidence un lien fonctionnel fort entre le pâturage et le régime alimentaire des oiseaux dans les milieux pastoraux d’altitude cette étude illustre comment, c’est-à-dire par quel mécanisme biologique, les activités pastorales peuvent directement concerner les gestionnaires de la biodiversité. Une information également utile pour affiner l’expertise sur le pâturage extensif, une pratique souvent considérée comme positive pour la biodiversité mais qui fait l’objet de débats dans la gestion des espaces en montagne.
* CNRS, Universités de Montpellier, Lyon 1, et Tromsø (Norvège).
Référence complète de l’article : Chiffard, J., Bentaleb, I., Yoccoz, N. G., Fourel, F., Blanquet, E., & Besnard, A. (2023). Grazing intensity drives a trophic shift in the diet of common alpine birds. Agriculture, Ecosystems & Environment, 348, 108418.